mardi 1 août 2017

Glace Noire

Si tu crois que c’est si simple. Choisir : mentir ou mourir. Ou pire, vivre. J’avance et je m’enfonce dans la mare du village. Joli petit village, celui de mon enfance. Quarante ans après, rien n’a changé, une force étrange a dû enrayer ici les engrenages du temps. L’eau rentre dans mes grosses bottes. Ce sont celles de mon père, elles m’arrivent au-dessus des genoux ce qui fait que j’ai du mal à marcher normalement. Alors que je m’avance dans la mare, à travers les branchages et les roseaux, mes bottes se remplissent d’eau et deviennent trop lourdes pour que je puisse avancer. Je suis pris dans la vase.  La nuit est noire, plus noire que la mort mais moins que l’eau de la mare. Je tangue. Les cachets font effet. Mes yeux clignotent, la terre se renverse. Si tu crois que c’est si simple. J’aurais bien aimé t’y voir, toi. Je tombe à la renverse, dans le noir plus noir que le noir de la nuit. Je tombe… Mon visage n’est plus qu’à quelques centimètres du miroir d’eau… Quelques millimètres… C’est le bout de mon nez qui le premier rencontre le froid absolu du temps figé. La glace noire se brise. Et je passe de l’autre côté.

*

C’est un matin de Juin. Je regarde pousser les rosiers, ils y vont tranquille. Moi aussi, j’y vais tranquille, quand je tends mon bras pour attraper lascivement le pichet de limonade sur la table. C’est moi qui l’ai faite, avec des citrons du citronnier. Depuis que nous l’avons mis dans la véranda, il donne du tonnerre. Rosalie arrive sur la terrasse à mes côtés. Elle s’assoit à ma gauche, et allume une cigarette, le regard dans le vide. Ses récents cheveux blancs volettent dans la brise. Elle range son briquet dans sa poche droite et sans qu’elle ne le veuille sa main vient effleurer la mienne. Cela fait sept ans que Rosalie n’a pas parlé. Elle est partie un soir d’Octobre, alors que nous étions dans notre maison de vacances, un petit chalet près de Chamonix. D’un coup comme ça, son âme est partie, comme de rien, comme un coup de feu. Depuis, elle coule dans un béton de silence. Sans quitter les rosiers des yeux, tout doucement, je bouge ma main pour caresser la sienne. Il faut être encore plus lent et calme qu’avec un chat, il faut ne pas faire s’entrechoquer les molécules qui traînent dans l’air, car au moindre indice, Rosalie se carapate et tout est à refaire. Je suis bien entraîné, et ça marche. Sa main est froide. La mienne est chaude. On reste comme ça un petit moment, immobiles. Son regard erre encore, il se perd dans l’espace. Moi je suis bien là. Sans prévenir, un frelon s’installe sur la main de Rosalie, qui est dans la mienne. Tout de suite, j’essaie de réguler mon souffle, de ne pas provoquer le pire, de ne pas briser l’équilibre. Je regarde mon ennemi, son abdomen se soulève et se baisse au rythme de sa respiration, et son dard vient chatouiller la peau diaphane de Rosalie. Elle est toujours au ciel. Moi, je commence à suer. Que faire ? Je décide d’enlever ma main, tout doucement. Le frelon ne bronche pas. Il reste sur la peau de neige de Rosalie. Jaune, noir, blanc. La corne sous mon pouce frotte un peu sous la paume de Rosalie. Elle esquisse un réflexe de dégagement. Je vois le dard s’abaisser, comme l’épée qui achève, les portes de fer qui se referment, le couperet qui tombe.

*

Papa m’embête sacrément avec ses histoires de vaches qu’il faut déplacer de champ en champ tous les quatre matins. Qu’est-ce que j’en ai à faire, moi, de ses vaches ?
Il me dit :
« Ça te fera les pieds ! C’est à ton âge qu’on se forge. »
J’y pige pas grand-chose à son charabia et je le lui fais savoir. Alors pour me faire plaisir il m’emmène à la pêche. Il met ses grandes bottes que je pourrais rentrer dedans l’une tout entier. J’ai onze ans, mais je fais la taille de Jérémie, mon frère, qui en a six. Papa est très grand, et des fois quand il fume sa pipe dans le jardin à la tombée de la nuit, je le confonds avec les arbres. Il ressemble à un très vieux chêne, avec sa peau ridée et brune qu’on dirait de l’écorce et ses cheveux qui lui ressortent du chapeau et ses oreilles qu’on dirait des feuilles. On s’installe à la mare du village, et on monte nos cannes. Je sais faire. Pendant qu’on fait ça, papa me dit quelque chose de bizarre :
« Tu l’aimes ta maman, fils ? »
Comme papa m’a dit de faire quand on sait pas quoi dire, je me tais.
On pêche une anguille, et on rentre. Le soir, elle fume sur le barbecue, et quand je goûte, je me dis que c’est très bon. Papa me dit que les choses ont le goût du travail qu’on fournit pour les avoir. Je suis pas trop sûr. Le soleil se casse la figure dans les collines et moi je reste à dessiner à la lueur de l’ampoule du jardin. Les poules sont parties se coucher, il fait silence. A l’intérieur, j’entends maman glousser, et papa grogner. Bien sûr, je sais ce qu’ils font, ils s’échangent l’amour, comme dit maman. Quand le silence revient, je rentre, sur la pointe des pieds, et je monte me coucher. La nuit va être courte, demain papa m’emmène traire les vaches. Je m’endors vite. Je plonge dans des rêves de cow-boys et d’indiens, mais comme dans tous mes rêves en ce moment il se passe des choses bizarres, des trucs malsains comme dit papa, et je vois madame Guérin, ma maîtresse, mourir, et maman, et papa, et des indiens qui dansent et des cow-boys qui échangent l’amour d’une façon que je n’aime pas. Après, je tombe dans le sommeil sans rêve, le sommeil sans temps, celui dont l’on ne se souvient jamais.

*

Arc-bouté au-dessus de la balustrade, je hurle à pleins poumons. Première fois que je prends le ferry, et Rosalie aussi. Elle rit en me voyant m’égosiller dans le vent. Je hurle du plus fort que je peux, mais les bourrasques noient ma voix comme si de rien. Rosalie se blottit contre moi. Nous apercevons les falaises anglaises. Rosalie me dit :
« Je commence à avoir mal au cœur. On rentre à l’intérieur ? »
Je fais signe que non, moi je reste. En plus, quand on a mal au cœur, on reste dehors, je dis. Rosalie s’en va. Moi, j’aime les embruns, les cris des mouettes, et le spectacle des côtes qui se rapprochent. Rosalie m’a laissé son téléphone et je décide de prendre une photo. La réception d’un message m’interrompt. Je l’ouvre : Passe de bonnes vacances. Moi je reste avec maman. Jérémie. Je me demande pourquoi Jérémie ne m’a pas envoyé le même message. Est-ce un oubli volontaire ? Je me perds dans des suppositions qui se multiplient et s’entremêlent à l’infini. M’en veut-il de ne pas être moi aussi resté avec maman ? Je me demande...

*

Aujourd’hui, il s’est passé un drôle de truc à la maison : papa est mort. J’étais dans ma chambre, j’écoutais un album de David Bowie, quand j’ai entendu un bruit en bas. J’ai pensé que c’était Jérémie qui avait encore fait tomber la télé en tapant dessus pour qu’elle capte. Mais non. C’est papa que j’ai découvert, la main sur le cœur, les yeux grands ouverts, figé. Glacé. Jérémie n’était pas là. Sûrement parti à la pêche. Nous étions en plein mois d’août, et le village était désert. J’ai appelé le SAMU, et j’ai attendu aux côtés de mon père. Tenté d’appeler Jérémie. Pas de nouvelles. Le SAMU est arrivé quelques dizaines de minutes plus tard, ou bien des heures, je n’en sais rien. Je sais qu’en haut, Bowie chantait et qu’en bas je pleurais. Le SAMU a emmené papa, et je me suis retrouvé seul. Jérémie ne revenait pas et était injoignable. L’après-midi, j’avais rencontré Rosalie, une femme plus âgée que moi qui était écrivain et qui était venue s’exiler à la campagne pour finir son bouquin. Cas classique par ici, puisqu’il était bien connu que c’était le coin préféré de Balzac quand il voulait quitter Paris et retrouver l’inspiration. Elle m’avait donné son numéro de téléphone pour que je l’emmène découvrir les environs. Elle était belle, et j’avais accepté, même si je savais que je n’aurais pas beaucoup de temps avec la ferme et toute l’aide que j’allais devoir apporter à papa.
Longtemps après que ma chaîne hi-fi se soit coupée là-haut et que mes larmes soient séchées, je lui ai envoyé un texto.
« Salut. Veux-tu aller faire un tour. Je peux t’emmener voir la rivière. »
Très vite, j’ai reçu la réponse :
« OK. »

*

Je revois leurs corps. Je n’ai pas ressenti de colère. J’étais plutôt vexé, mais pas en colère. Sur le moment, je m’étais senti un peu de trop, et j’avais hésité à refermer la porte pour les laisser finir en paix. C’était Rosalie qui était au-dessus. Mon frère avait sa tête dans ses seins. Elle avait l’air de prendre son pied, beaucoup plus qu’avec moi, et ça me faisait quand même quelque chose. Comme m’en faire aurait été trop dangereux pour ma santé mentale et pour celle de Rosalie, j’ai tout de suite décidé d’adopter un comportement lointain vis-à-vis de cette histoire de cocufiage. C’est pourquoi quand quelques mois plus tard elle m’avait dit :
- Je te jure que ça n’arrivera plus.
J’avais haussé les épaules.
Je voyais bien qu’elle attendait que je m’exprime sur le sujet, et je m’étais senti obligé de continuer :
- Ouais. T’en fais pas. Bon.
Puis :
- Je vais mettre les chaussettes mouillées sur le chauffage.
Puis, pendant que j’étendais les chaussettes :
- ça caille dans ce chalet.
Et dans un souffle :
- En même temps, c’est Octobre…

*

La tête de Jérémie rebondit sur l’herbe. Il y a du sang partout. Je ris.

*

Les mains pleines de sang, je regarde Jérémie.
- Comme ça ? je fais.
Je ressors l’hameçon.
Jérémie me regarde. Il a l’air jaloux. Lui, il est bredouille.
- T’as quand même une chance de cocu, il me dit.
En y pensant, je regarde le brochet ouvrir et fermer sa bouche, et puis je lui transperce l’avant du crane avec mon couteau.
La Loire coule, Jérémie la regarde et je regarde Jérémie. Il est mon frère, et il est beau dans la lumière qui baisse. A quatorze ans, il me dépasse déjà de deux têtes. Mais il est mon petit frère, et je ne suis pas jaloux. Je l’aime.

*

Nous regardons la neige tomber à travers la fenêtre du chalet. J’ai bien fait de mettre les chaussettes à sécher hier, elles sont maintenant bien chaudes et cela fait du bien aux pieds. Rosalie paraît un peu absente quand elle vient poser sa tête sur mon épaule. Je lui dis que je l’aime, et je lui demande si elle m’aime aussi. Elle dit que oui, je ne la crois pas mais je m’en fiche, moi, je l’aime. Le téléphone sonne. Rosalie décroche, son sourire s’évanouit. Ses yeux s’emplissent de larmes. Je la regarde, et moi, je ne dis rien. Je sais déjà. Elle me connaît bien, et elle devine. Alors seulement, je lui souris. Elle est belle quand elle pleure. Elle raccroche. Je dis :
- Jérémie est mort.
Je sens qu’elle veut me frapper. Qu’elle veut m’étrangler, m’enfoncer les yeux dans les orbites, me lacérer le visage. Mais elle ne fait rien. Elle s’effondre. Je reste stoïque, je sais que ma santé mentale en dépend, je ne dois pas me laisser submerger par les émotions. Je pars faire la vaisselle.
Le temps que je finisse de laver les trois assiettes, les deux verres à pied et les quatre fourchettes, Rosalie aura perdu son âme.

*

- Absence. Traumatisme. Suivi psychologie. Repos.
- Ok, merci docteur.

*

Le frelon s’envole. Rosalie hurle à pleins poumons en se tenant la main. Des hurlements gutturaux, des longues plaintes scandées qui me foutent les jetons. Je pourchasse la bête. Il entre dans la véranda. Je me prends le citronnier, qui valdingue par terre. Le frelon est posé sur le mur, en face de moi. Je m’essuie le front, je sue à grosses gouttes. J’attrape un torchon, et je frappe. Raté. Les hurlements de Rosalie m’empêchent de me concentrer sur le danger.
« Tais-toi ! » je crie. Mais elle ne m’entend pas. Je frappe de nouveau, mais le frelon s’envole in extremis. Il tente de m’attaquer. Je ferme la bouche, je m’agite dans tous les sens. Je me prends les pieds dans les branches du citronnier, et je m’affale. J’ouvre les yeux, le frelon est juste devant moi, sur le carrelage. Il me regarde. Je chuchote.
« Je vais te tuer. Tu n’auras pas ma Rosalie. »
Il semble attendre. Le torchon est trop loin. Sans hésiter, j’y vais du plat de la main. Ça craque sous mes doigts. La piqûre est douloureuse. Mais la victoire déploie déjà son adrénaline à l’intérieur de moi.
- Oui ! Oui ! Oui, oui, oui ! Je l’ai tué ! Rosalie ! Je l’ai tué !
Rosalie me regarde. Je jubile, j’ai gagné, je l’ai tué. Au bout d’un moment, je m’arrête de rire. Quelque chose a changé. Rosalie me regarde comme si elle me rencontrait pour la première fois. Je ne bouge pas. Elle non plus.

*

La première fois que maman est partie à l’hôpital, j’ai beaucoup pleuré. Papa m’avait expliqué qu’elle avait besoin d’aller se reposer pendant quelques jours. Jérémie, qui était trop jeune pour comprendre, croyait qu’elle avait une grippe. Elle n’est jamais revenue à la maison, et elle est morte dans ce même hôpital, une quinzaine d’années plus tard. Le jour de sa mort, j’étais en Angleterre, avec Rosalie. Jérémie, lui, était à son chevet. Il avait de toute façon toujours été son préféré, elle l’avait toujours considéré comme l’homme de la maison, car même s’il était de cinq ans mon cadet, il était beaucoup plus développé physiquement que moi. Alors tant mieux s’il n’y avait que lui ce jour-là à l’hôpital.

J’aurais quand même bien aimé la voir.

*

Rosalie se jette sur le téléphone. Je me lève péniblement, et je tente de lui arracher des mains mais mes doigts sont gonflés par le venin et je n’arrive pas à m’emparer du combiné.
- Tu l’as tué… Tu l’as tué… chuchote-t-elle.
Bien sûr que je l’ai tué, ma chérie. Comment aurais-je pu pardonner à mon frère ? Comment ? Moi qui t’aime plus que tout, plus que la vie même ? Comment ferais-je sans toi ?
Je me pose toutes ces questions en cognant Rosalie, qui a lâché le téléphone depuis longtemps.
Je reste stoïque, pour préserver ma santé mentale.

*

Papa, tu m’entends ?
J’avale encore une poignée de médicaments, et je les descends au whisky.
Papa, j’espère que tu me pardonnes. Tu crois que c’est si simple ? On va aller pêcher. Je prends tes bottes. Elles sont trop grandes. Ce sont des bottes pour les arbres, ça. Pour les grands arbres, pas pour les mauvaises herbes comme moi. Je connais encore le chemin qui mène à la mare. Ici, rien n’a changé. Le temps s’est enlisé. Tout s’est embourbé. J’aimerais, moi aussi, m’embourber avec le temps. J’aimerais m’arrêter aussi. La mare est noire, plus noire que le noir de la nuit. Je m’enfonce. La terre s’inverse. Je regarde l’ombre que dessine mon reflet se rapprocher. Nous nous mélangeons, et je coule dans le miroir. Quelques brasses. Au fond, deux corps retenus par des chaînes. J’ai prévu la paire de menottes. Je m’accroche à la chaîne qui relie Jérémie au fond de l’eau, et je jette les clés. J’ai l’impression que la mort ne veut pas de moi. Je reste éveillé, avec les corps de Rosalie et Jérémie qui dansent à mes côtés. Je les aime tellement. Je voudrais qu’ils soient vivants, et moi mort. Je n’arrive plus à rester stoïque, et l’état de ma santé mentale se détériore. Pourquoi la mort ne vient-elle pas à moi ? S’est-elle embourbée dans la vase ? Ai-je bloqué moi-même les engrenages du temps ? De mon temps ? Resterai-je là des siècles, condamné au spectacle de la pourriture de mon crime ?
Papa ?