jeudi 16 août 2012

L’HOMME MODERNE



L’image que me renvoie le miroir ce matin ne me plaît pas. J’ai la gueule couleur locale, c'est-à-dire que j’habite un quartier un peu cradingue en banlieue de Paris, c'est-à-dire que ma gueule est aussi bazardée qu’un bidonville, c'est-à-dire que les clodos me pissent dessus et que j’ai des putes qui sillonnent les rides labyrinthiques de mon visage.
Aux détours de mes yeux, les ruelles retombent en nuées tristes sur le coin de mes lèvres. Mes pauvres lèvres, gercées et rougies par le vin. Aux alentours des creux que les truelles de la nuit on creusées, crissent les fèves des rois déchus, rayant ma peau de mille cicatrices. Mon regard est terne, empli d’un vide sans fond, que celui de la folie douce qui resurgit des temps oubliés. Mes cheveux fins et gras griffonnent sur mon front des formes aiguës. L’image que me renvoie le miroir ne me plaît pas. 
C’est moi, désossé, en pièces détachées, debout devant la glace.
Dehors l'aube. L’œil de bœuf, fenêtre unique vers l’extérieur, laisse traîner une lueur sourde mais entêtante. Comme une musique décharnée, une musique morte, qui annonce l’avènement d’une nouvelle lumière, vouée à l’extinction. Mon reflet me regarde maintenant avec un air de défi, l’air de dire :
« Alors qu’est-ce que tu vas faire ? »
Je me retourne, je ne sais pas à qui il s’adresse.
A moi. Je lui susurre d’aller se faire foutre. J’envoie le dentifrice et le flacon de parfum valser.
Le verre éclate, mes yeux rougis s’éteignent, et doucement l’odeur entêtante d’une forêt de pins monte dans la pièce.
Je me regarde comme ça un long quart d’heure, jurant sur ce qu’il y a de plus sacré que je ne suis qu’un misérable vaurien, un salaud, un enculé. Et je me lave. Je me pouponne, coquet comme un pédé. Je passe du gel dans mes cheveux, je blanchis mes dents. J’enfile un costard, des chaussures noires et luisantes par-dessus des chaussettes grises. J’attrape un café et je déserte l’endroit. Maudit appartement, cage à lapin, piège à huître. Dehors ça pue, c’est Mehdi qui vend ses sandwiches américains. Ou peut-être que c’est l’odeur pestilentielle qui caractérise tout ce que j’approche. Je trouve que le monde pue, empeste, exhale, rote, pète et vomit sur moi.
Au feu rouge, je me vois par intermittence dans les vitres des voitures qui passent à toute allure devant moi, à quelques centimètres. Je vois mon corps ratatiné. Je vois la terre s’écrouler dans les yeux des conducteurs, je vois la résignation qui peint leurs traits angoissés. Je vois les fumées opaques des ordres et du devoir. Je vois des usines turbiner, de leurs gigantesques cheminées, sorties d’un chapitre d’histoire sur la révolution industrielle, je vois les silos balourds, les formes acérées ou arrondies, je vois des masses militaires et des arcs électriques, des silhouettes vibrantes dans un air vicié, derrière des brouillards de pluie diluvienne. Je vois les incendies de ma conscience, je vois mon reflet.
Je suis la trace puante des libertés d’antan.
Je suis le chemin tracé sous les fougères.
Je suis un Dieu pourvoyeur de génocides.
Je suis mécène de ma propre infortune.
Je suis la lente litanie que les vents soufflent sur les illusions.
Je suis enchanteur et charlatan.
Je suis un homme moderne. 


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire