jeudi 29 janvier 2015

LES TOMBES

  C’est un soir d’été, ceux que vous savez, quand l’herbe verte se fait jaune, le ciel ocre et la lumière pâle. Au loin une douce brume tombe sur les beiges collines, comme l’on drape le corps d’une amante sur le seuil de la mort. Ici dans la prairie, un repas familial dérange les oiseaux autour. Une grande table en plastique blanc court d’un bout à l’autre du petit champ. L’herbe a été coupée la semaine dernière, et quelques pissenlits viennent déjà nous gratter les chevilles. Nous sommes à la fin du repas, quand les conversations se font plus douces que les bruissements des moineaux, quand l’odeur est au café et l’humeur à la sieste. Au milieu, quelques grands-parents s’affrontent silencieusement à la pétanque, pendant que les enfants les regardent de leurs yeux fatigués. Quelques voitures démarrent doucement et on entend le crissement feutré des pneus sur l’herbe sèche, ce sont les cousins et les tantes qui s’en retournent chez eux.

  Ne reste à la table qu’une petite dizaine de personnes sur la centaine de l’après-midi. C’est l’heure à laquelle les discussions se permettent d’être plus personnelles, où l’on parle des maladies de chacun, des problèmes d’éducation des autres, du petit Jérémy qui est handicapé… Le repas aura duré 7h, et c’est plongés dans la satiété que les adultes commencent maintenant à se dire au revoir.

  On s’approche de moi, mon fauteuil est tourné vers l’horizon, et je regarde l’herbe verte se jaunir, le ciel s’ocrer et la lumière pâlir. J’ai la chance d’avoir le fauteuil le plus confortable de tous, un molletonné, un avec dossier réglable et tout le confort moderne. J’ai même des roues. Bientôt l’on en vient saisir les poignées et on me retourne, on m’éloigne de l’herbe jaune le ciel ocre et la lumière pâle. Face à moi s’ouvre le grand coffre du van de mes parents, et on m’enfourne dedans. Chaque bout de famille restante se salue et monte dans sa voiture en silence. Il ne reste que Tonton Gégé et Tonton Marcel pour plier la grande table blanche en plastique et ranger les chaises qui restent. Ils en profitent aussi pour terminer quelques verres en pouffant dans leurs barbes. Deux tontons perdus dans la lumière orangée, ramassant les pieds d’une table blanche tout en sirotant du vin rosé de l’autre main, c’est l’image que j’ai à travers le pare-brise arrière alors que le Van bleu s’enfonce dans le petit chemin, pour aller retrouver le gris de la grand-route un peu plus loin.

  Quelques minutes plus tard, tout est sombre, les couleurs sont tombées avec la nuit. Me vient alors la question suivante :


                              « Où vont les couleurs quand la nuit les tombe ? »

LES RIVES

Sur l’autre rive, Il y a Johanna. Johanna, c’est pas non plus un miracle, elle a une grosse paire de lunettes qui lui crève le visage et sur sa bouche se lit une moue pas franchement des plus accueillantes. En fait, Johanna, à 9 ans, elle a déjà pas mal morflé, on raconte au village pour qui sait écouter que son père, avant de se tirer, aurait fait des attouchements sur elle. Moi, je sais pas encore ce que ça veut dire. Mais il paraît que c’est horrible. Mon père raconte souvent qu’il aurait bien tordu le cou au père de Johanna si jamais il s’était pas enfui comme un couard.

Moi, Johanna j’l’aime bien. De mon côté de la rive, y’a les roseaux, j’ai l’eau jusqu’aux genoux, d’ailleurs elle commence à s’engouffrer dans mes bottes trop grandes. Mais bon. M’en fiche. Les roseaux ils viennent caresser le haut de mes jambes au rythme du vent. J’aurais dû mettre un short plus long, mais maman veut pas m’acheter de bermuda. J’essaie d’avancer un peu vers Johanna, elle elle reste immobile de l’autre côté. Dans un silence comme l’on en trouve qu’en rase campagne, elle m’observe de ses grands yeux ronds et bleus pendant que je lutte contre le courant. Mes bottes sont maintenant totalement immergées, et je m’accroche aux roseaux pour ne pas me faire emporter par l’eau qui tourbillonne. Pendant ce temps-là, Johanna se tient droite comme un I. De son côté,  la pelouse est bien rasée, ça doit être les moutons du père Groillot. Il dit que « ça remplace carrément une tondeuse de connard ». Enfin c’est ce qu’il dit… Mon père à moi il dit que ses moutons s’ils viennent bouffer ses salades, il leur tord le cou, et au Gros Groillot aussi.

A un moment y’a un roseau qui lâche et je pars avec le torrent. Je vois dans les yeux de Johanna s’allumer enfin une faible lueur d’inquiétude. Et ça m’fout de la force dans les guiboles. Je lutte, je pédale dans le vide, je piétine sur les galets au fond, je racle, je pétarade, je secoue les bras, je me bats comme un chien. Je vois Johanna par intermittence, elle ne bouge pas. Elle m’ignore presque. La lueur d’inquiétude a disparu, j’arrive pas à voir autre chose que du vide dans son regard. Je bois la tasse, une fois, deux fois, quinze fois. Je vais à rebrousse courant. Si je me laisse aller, la rivière m’emmènera loin des yeux bleus que j’arrive encore à distinguer. A moins que je commence déjà à perdre conscience. J’ai l’impression que ses yeux bleus sont vides. Je commence un peu à crier. Je la vois qui se retourne comme pour voir si personne ne rode aux alentours et moi j’ai la bouche pleine de vase et un sale goût de poisson mort me remonte à travers les canaux nasaux j’ai envie de vomir  mon père dit toujours que si jamais j’m’approche trop de la rivière il me tord le cou je tends un bras désespéré vers Johanna elle ne le saisit pas elle se recule même imperceptiblement je remplis la rivière de larmes le sang commence à me monter à la tête et ma vision se trouble et je me dis que je vais mourir à 9 ans c’est quand même dommage j’aurais bien aimé continuer un peu.  Je ne sais pas comment mais au final, je reprends pied et j’arrive sur l’autre rive. Epuisé, je crache mes poumons, à genoux devant Johanna, les yeux rivés sur ses pieds. J’essaie de lui parler mais je n’arrive qu’à hoqueter. Je voudrais lui dire, lui faire comprendre. Je voudrais qu’on soit bien, qu’on chope un bateau tous les deux pour descendre cette saleté de rivière et qu’on ne revienne jamais dans ce trou paumé. J’voudrais même lui dire que j’l’aime. Mais au lieu de mots ma bouche éructe des torrents de boue. A travers le goût de la vase je distingue celui, salé, de mes larmes. J’voudrais déjà qu’elle s’intéresse à moi, qu’elle m’aide à me relever. J’ai du mal à respirer…


Mais dans ses yeux bleus comme la glace ne se dessine que le vide et, sans mot dire, elle tourne les talons et s’en va, princesse de mort sur l’herbe verte.