Sur l’autre rive, Il y a Johanna.
Johanna, c’est pas non plus un miracle, elle a une grosse paire de lunettes qui
lui crève le visage et sur sa bouche se lit une moue pas franchement des plus
accueillantes. En fait, Johanna, à 9 ans, elle a déjà pas mal morflé, on
raconte au village pour qui sait écouter que son père, avant de se tirer,
aurait fait des attouchements sur
elle. Moi, je sais pas encore ce que ça veut dire. Mais il paraît que c’est
horrible. Mon père raconte souvent qu’il aurait bien tordu le cou au père de
Johanna si jamais il s’était pas enfui comme un couard.
Moi, Johanna j’l’aime bien. De
mon côté de la rive, y’a les roseaux, j’ai l’eau jusqu’aux genoux, d’ailleurs
elle commence à s’engouffrer dans mes bottes trop grandes. Mais bon. M’en
fiche. Les roseaux ils viennent caresser le haut de mes jambes au rythme du
vent. J’aurais dû mettre un short plus long, mais maman veut pas m’acheter de
bermuda. J’essaie d’avancer un peu vers Johanna, elle elle reste immobile de
l’autre côté. Dans un silence comme l’on en trouve qu’en rase campagne, elle
m’observe de ses grands yeux ronds et bleus pendant que je lutte contre le
courant. Mes bottes sont maintenant totalement immergées, et je m’accroche aux
roseaux pour ne pas me faire emporter par l’eau qui tourbillonne. Pendant ce temps-là,
Johanna se tient droite comme un I. De son côté, la pelouse est bien
rasée, ça doit être les moutons du père Groillot. Il dit que « ça remplace
carrément une tondeuse de connard ». Enfin c’est ce qu’il dit… Mon père à
moi il dit que ses moutons s’ils viennent bouffer ses salades, il leur tord le
cou, et au Gros Groillot aussi.
A un moment y’a un roseau qui
lâche et je pars avec le torrent. Je vois dans les yeux de Johanna s’allumer
enfin une faible lueur d’inquiétude. Et ça m’fout de la force dans les
guiboles. Je lutte, je pédale dans le vide, je piétine sur les galets au fond,
je racle, je pétarade, je secoue les bras, je me bats comme un chien. Je vois
Johanna par intermittence, elle ne bouge pas. Elle m’ignore presque. La lueur
d’inquiétude a disparu, j’arrive pas à voir autre chose que du vide dans son
regard. Je bois la tasse, une fois, deux fois, quinze fois. Je vais à rebrousse
courant. Si je me laisse aller, la rivière m’emmènera loin des yeux bleus que
j’arrive encore à distinguer. A moins que je commence déjà à perdre conscience.
J’ai l’impression que ses yeux bleus sont vides. Je commence
un peu à crier. Je la vois qui se retourne comme pour voir si personne ne rode
aux alentours et moi j’ai la bouche pleine de vase et un sale goût de poisson
mort me remonte à travers les canaux nasaux j’ai envie de vomir mon père dit toujours que si jamais
j’m’approche trop de la rivière il me tord le cou je tends un bras désespéré
vers Johanna elle ne le saisit pas elle se recule même imperceptiblement je remplis
la rivière de larmes le sang commence à me monter à la tête et ma vision se
trouble et je me dis que je vais mourir à 9 ans c’est quand même dommage j’aurais
bien aimé continuer un peu. Je ne sais
pas comment mais au final, je reprends pied et j’arrive sur l’autre rive.
Epuisé, je crache mes poumons, à genoux devant Johanna, les yeux rivés sur ses
pieds. J’essaie de lui parler mais je n’arrive qu’à hoqueter. Je voudrais lui
dire, lui faire comprendre. Je voudrais qu’on soit bien, qu’on chope un bateau
tous les deux pour descendre cette saleté de rivière et qu’on ne revienne
jamais dans ce trou paumé. J’voudrais même lui dire que j’l’aime. Mais au lieu
de mots ma bouche éructe des torrents de boue. A travers le goût de la vase je
distingue celui, salé, de mes larmes. J’voudrais déjà qu’elle s’intéresse à
moi, qu’elle m’aide à me relever. J’ai du mal à respirer…
Mais dans ses yeux bleus comme la
glace ne se dessine que le vide et, sans mot dire, elle tourne les talons et
s’en va, princesse de mort sur l’herbe verte.
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