lundi 9 novembre 2015

BAD INDIAN

"Bad Indians 
They love the land they hate 
Eat your flesh and then forget the taste." 
J.L.P, G.C. 

Rien ne bruite autour que les rires des vautours. Ils planent, goguenards, au-dessus de la prison. Du haut du mirador, je pourrais en shooter un ou deux, ça ferait de mal à personne, et ça nous filerait autre chose à caqueter que du putain de clébard sauvage. Le chien, c’est bon au début mais très vite ça te fout une nausée dans l’estomac. Et dans la tête. Ça te remonte le long de la moelle épinière à chaque bouchée, et ça vient te coller la migraine pour deux jours. La culpabilité, y en a qui disent. Moi j’en sais rien, tout ce que j’sais c’est que le vautour que j’ai dans mon viseur il me fait sérieusement loucher les babines. À l’extérieur des murs, c’est le désert. Le bush. De quoi dissuader comme il faut les mecs d’ici de tenter l’évasion. La balade n’est pas plaisante. Y a d’abord la chaleur, vais pas vous faire un dessin, c’est le désert quoi. Donc fait chaud. T’as pas d’eau, tu tiens pas deux heures, t’as le palais qui se décolle et qui te rentre dans la glotte. Pour les petits malins qu’auraient prévu la gourde, il y a les bêtes. Serpents, scorpions, tout le bestiaire à poison. Des trucs qui te piquent que t’auras tellement la fièvre que tu pourrais même grelotter de froid dans ce foutu brasier. Et puis pour les guerriers, les prisonniers Mad Max, ceux qu’auront amené à gorger et qui savent éviter les bestioles, le désert leur réserve sa meilleure saleté, son pire atout, sa carte maîtresse : l’isolement. On a vu des évadés se pointer en pleine nuit pour frapper aux portes de la geôle, et demander à se faire rapatrier en cellule, juste pour retrouver la compagnie des rats et des mouches.

Les vautours il paraît que faut pas les bouffer, c’est plein de maladies, rapport aux trucs morts qu’ils s’envoient dans le gosier. Nous les morts, on s’en envoie pas mal aussi. On les bouffe pas, qu’on s’entende, mais on en produit à la tire. On rationne du mieux qu’on peut, mais l’eau est pas toujours potable, pis les pailleux reçoivent pas que du clébard de première classe, ils se tapent bien souvent du charognard aux dents noires et au poil filandreux. Leur viande, elle a goût de la merde qui vous ressort après l’avoir becquetée. Avec tout ça, ça crève dans les coins et au milieu. Pis faut dire qu’j’ai des collègues qu’ont la gâchette facile. Le vieux Mike, il t’en fixe trois par semaine des taulards. Direction la fosse, derrière la prison. Au début on mettait des croix. Maintenant les croix, on les jette avec les morts. Ça fait bien cinq ans qu’on a plus la tête à croire à Dieu. La prison a été construite à la va-vite, pour décharger les grosses tôles des villes. On a été refourgués au fin fond de la brousse, et les seigneurs des villes ne prennent plus la peine de venir inspecter le bâtiment depuis après trois mois qu’on était arrivés. Livrés à nous-mêmes, on est pas toujours jolis-jolis. On devient tous plus ou moins des animaux dans ce foutu désert. Et un animal c’est cradingue, pour sûr, mais c’est surtout honnête. Et pour continuer à prêcher la bonne parole et à baiser le cul du bon Dieu, faudrait qu’on soit sacrément malhonnête, vu les péchés qu’on s’enfile.

Aujourd’hui, c’est dimanche. Le dimanche, c’est spécial. Le vieux Tom, un type qu’est arrivé là en même temps que les murs et moi, tente de s’échapper. Tous les putains de dimanches. Parfois il arrive à traverser la cour, mais on le repêche avant le premier rempart. En tout, la prison est encerclée par trois gros murs en crépi, qui doivent faire dans les trois mètres de haut, et un de large. Les deux murs extérieurs sont surmontés de barbelés en foutoir, usés par le sable et les tempêtes, et personne n’a jamais réussi à les atteindre. Ceux qui sont parvenus à s’échapper ont toujours trouvé une combine pour passer par la porte principale. Mais le vieux Tom, lui, il vise les murs. Le con.

Vous le verriez, vous comprendriez que c’est un mauvais choix stratégique. Ses jambes frêles et tremblantes, ses bras abîmés, ne pourraient même pas le faire passer par-dessus le premier muret. Tom, on dirait qu’il est déjà mort. Ça fait cinq ans qu’il est déjà mort. Un bon gars, pourtant. J’me rappelle de certaines conversations que j’ai eues avec lui, dans la salle principale, pendant que le reste des geôliers et des cachetés mataient la télé. Il m’avait dit, comme ça :

– T’as pas une tronche à traîner par-là, t’as l’air cinglé, en mâchant son cigare.

Il me regardait du coin de l’œil. Sa gueule était vraiment pas fraîche. Déjà mort, j’vous dis. Des cernes qui tombaient jusqu’au genou, et un souffle qu’on aurait dit le train de l’Utah. Il m’avait tendu la bouteille de whisky qu’il s’envoyait depuis déjà une bonne demi-heure, et j’avais accepté, parce qu’on refuse pas. Il me regardait avec insolence, voir ce que j’allais répondre.

– Qu’est-ce que tu veux dire, Tommy ? j’avais fait, avant de m’en envoyer la rasade du siècle.

– Bah… t’as pas l’air bien en point. T’as l’œil gauche qui sautille, pis la patte folle.

C’était l’hôpital qui s’foutait de la charité, non ?

 – Ta gueule, Tom. Va crever, ça puera moins sur Terre.

Il s’était levé, pis m’avait décoché un regard bizarre, une espèce de frisson se déchira en moi, du bout des pieds jusqu’à ce qui me restait de cheveux.

– M’appelle pas Tom, gamin. C’est pas mon vrai prénom. J’te l’dirai, un jour. Quand j’serai barré d’ici. J’me barre dimanche. M’en vais rejoindre ma campagne et ma compagne. Tirer un coup, tu t’souviens ? Moi non. C’que j’me souviens, c’est la clope d’après, et celle-là, même à m’envoyer des tonnes de cigares dans le pif, j’en retrouve pas la saveur. Mais bon, l’est sûrement morte, la Denise. J’irai baiser des putes. Ou bien j’irai m’faire un steak, un vrai, pas un qu’on bouffe et qu’on chie ouah-ouah. – Il se marre, il lui manque des dents – J’irai prier. Dieu c’est un steak, des putes et une clope. Pas plus. Trois trucs que j’ai sacrément bouffés avant d’atterrir là. Qu’est-ce que j’faisais ? Chaman. J’étais un Indien. Un mauvais Indien, d’ailleurs. Comme toi.

Comme moi.

Et puis il s’était barré en finissant sa bouteille cul sec. Le dimanche d’après, il avait de nouveau tenté de s’évader, mais il s’était fait gauler.

Aujourd’hui, je l’attends. J’ai mon fusil bien en place sur l’épaule, je me sens chasseur, rapace. Je sais pas pourquoi, j’dois devenir fou, mais y a des fois où j’ai envie d’être obligé de dézinguer quelqu’un. Quelqu’un que j’aime bien de préférence. Quelqu’un que ça m’ferait du mal de perdre, que ça m’rendrait humain. Alors le vieux Tom, j’l’attends. Je prie pour qu’il passe le premier mur. Que ses jambes toutes pétées le portent assez haut pour passer le deuxième et les barbelés. Puis que le whisky l’ait assez enhardi pour passer le troisième. Alors j’le couperai en pleine descente, là, juché sur le dernier mur, il recevra une première balle en pleine tête, puis une au cœur, une au ventre, et une autre dans la tête. Toutes les miennes, toutes en plein mille. Et alors j’pourrais peut-être pleurer, et partir me perdre dans le désert, loin de cet enfer.

C’est en pleine nuit que j’l’ai entendu. D’abord le grincement léger d’une lourde porte qu’on pousse difficilement, puis des bruits de pas feutrés dans la poussière de la cour. Il fait nuit, la chaleur est suffocante, et ma gorge me pique. À la lueur de la Lune, j’vois le bon vieux Tom qui se racle les mains par terre. Toutes les menottes de la prison ont du jeu, faute de les avoir jamais changé, faut voir le budget qu’l’état accorde aux zonzons de campagne. J’suis même pas surpris quand ses chaînes sautent. Il s’élance vers le premier muret. De l’autre côté de la tour, sur l’autre mirador, y a Gus qui s’est endormi sur sa crosse. J’suis seul surveillant. Au début, on renforçait les effectifs pour parer les escapades de Tom. Mais maintenant, on connaît tellement son protocole, qu’on s’fait plus chier, on met deux gardes à surveiller toute la nuit et généralement ça suffit large à le coffrer.

Là, mon gars tente en vain d’escalader. Il retombe, longe le mur. Il boite déjà. L’a toujours boité, remarque. Il ressaute. S’agrippe. Pédale sur le mur pour tenter de monter. C’est pathétique. J’ai presque envie de l’aider, mais alors comment l’abattre quand il sera au troisième mur ? Il faut qu’il y arrive. Des gouttes de sueur perlent sur mon front, et je m’entends murmurer des prières. Curieux moment pour me remettre à croire à Dieu. Je lui demande de faire avancer Tom jusqu’au troisième mur. Pour que je puisse lui en aligner une dans le crâne. Me décharger de toute la tension, toute la pestilence, toute l’effrayante déshumanisation de ce lieu pourri. Notre Père qui êtes aux cieux, faites avancer ce bon vieux Tom, faites-le arriver jusqu’au bout… Dans un sursaut, il passe une jambe par-dessus le premier mur. Il prend une petite pause assis tout en haut. S’allume même un foutu cigare. L’enculé. J’ai envie de lui en mettre une maintenant. Je sais pas pourquoi, mais je sais qu’il sait que j’le surveille. Soudain il se penche en avant, et dans un gargouillis bruyant, vomit ses tripes. L’effort peut-être, ou l’alcool, ou le cigare… Puis ni une ni deux, le voilà reparti. Je l’entends chanter maintenant. Il traverse les quelques mètres qui le séparent du mur suivant, tantôt marmonnant des psalmodies incompréhensibles, tantôt hululant des chants vaudous à vous glacer les sangs.

Je tremble de tout mon être, un torrent de prières s’écoule de ma bouche sale. Derrière le son de ma voix monotone et chevrotante, la sienne parvient à mes oreilles, pleine, surchargée, vibrante.

« The sun behind me is a sexual red 
And all your bounty-hunting ghosts are dead. »

Il vole quasiment au-dessus du troisième mur, piétinant sans montrer douleur les barbelés en pagaille qui lui cisaillent les mollets. Soudain, il se détourne brutalement, et la Lune projette l’ombre gigantesque de sa silhouette jusqu’à mon propre corps. Il est droit comme un i, perché à la manière d’un samouraï des temps modernes. Son regard fiévreux est plongé dans le mien. Il me crie :

– Mon prénom c’est Jeffrey, J’suis Jeffrey mec ! Comme toi.

Comme moi. Le coup est parti tout seul. Ceci dit en passant, c’est con. « Le coup est parti tout seul ». Ou alors, c’est beau. C’est soit complètement idiot soit d’une beauté inouïe. Toujours est-il que Tom/Jeff s’est effondré de l’autre côté du mur, disparaissant à jamais dans la poussière de ce maudit désert. Ashes to ashes, dust to dust. Après qu’il soit passé par-dessus bord, j’me suis même demandé s’il avait réellement existé, si tout cela n’avait pas été une version déformée de la réalité. Une sorte de mirage.

À toute berzingue je m’élance vers la porte principale, mon flingue sous le bras, prêt à affronter le désert, qui sera toujours moins avare d’intérêt que cet endroit maudit. La gourde qui cingle ma hanche, mes Rangers pour protéger mes chevilles des morsures, et la bonne vieille sensation d’avoir tué un homme pour m’accompagner dans ma traversée, pour ne pas me laisser seul. Et quand j’arriverai, quand j’arriverai là-bas, quand j’y serai, je pousserai moi aussi des psalmodies incompréhensibles et je hululerai des chants vaudous à la gueule des chiens, à la gueule de mes semblables, à la gueule des Indiens. Des mauvais Indiens.

Comme toi.

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