L’image que me renvoie le miroir ce matin
ne me plaît pas. J’ai la gueule couleur locale, c'est-à-dire que j’habite un
quartier un peu cradingue en banlieue de Paris, c'est-à-dire que ma gueule est
aussi bazardée qu’un bidonville, c'est-à-dire que les clodos me pissent dessus
et que j’ai des putes qui sillonnent les rides labyrinthiques de mon visage.
Aux détours de mes yeux, les ruelles
retombent en nuées tristes sur le coin de mes lèvres. Mes pauvres lèvres,
gercées et rougies par le vin. Aux alentours des creux que les truelles de
la nuit on creusées, crissent les fèves des rois déchus, rayant ma peau de
mille cicatrices. Mon regard est terne, empli d’un vide sans fond, que celui de
la folie douce qui resurgit des temps oubliés. Mes cheveux fins et gras
griffonnent sur mon front des formes aiguës. L’image que me renvoie le
miroir ne me plaît pas.
C’est moi, désossé, en pièces détachées,
debout devant la glace.
Dehors l'aube. L’œil de bœuf, fenêtre
unique vers l’extérieur, laisse traîner une lueur sourde mais entêtante. Comme
une musique décharnée, une musique morte, qui annonce l’avènement d’une
nouvelle lumière, vouée à l’extinction. Mon reflet me regarde maintenant avec
un air de défi, l’air de dire :
« Alors qu’est-ce que tu vas
faire ? »
Je me retourne, je ne sais pas à qui il
s’adresse.
A moi. Je lui susurre d’aller se faire
foutre. J’envoie le dentifrice et le flacon de parfum valser.
Le verre éclate, mes yeux rougis
s’éteignent, et doucement l’odeur entêtante d’une forêt de pins monte dans la
pièce.
Je me regarde comme ça un long quart
d’heure, jurant sur ce qu’il y a de plus sacré que je ne suis qu’un misérable
vaurien, un salaud, un enculé. Et je me lave. Je me pouponne, coquet comme un
pédé. Je passe du gel dans mes cheveux, je blanchis mes dents. J’enfile un
costard, des chaussures noires et luisantes par-dessus des chaussettes grises.
J’attrape un café et je déserte l’endroit. Maudit appartement, cage à lapin,
piège à huître. Dehors ça pue, c’est Mehdi qui vend ses sandwiches américains.
Ou peut-être que c’est l’odeur pestilentielle qui caractérise tout ce que
j’approche. Je trouve que le monde pue, empeste, exhale, rote, pète et vomit
sur moi.
Au feu rouge, je me vois par intermittence
dans les vitres des voitures qui passent à toute allure devant moi, à quelques
centimètres. Je vois mon corps ratatiné. Je vois la terre s’écrouler dans les
yeux des conducteurs, je vois la résignation qui peint leurs traits angoissés.
Je vois les fumées opaques des ordres et du devoir. Je vois des usines
turbiner, de leurs gigantesques cheminées, sorties d’un chapitre d’histoire sur
la révolution industrielle, je vois les silos balourds, les formes acérées ou
arrondies, je vois des masses militaires et des arcs électriques, des silhouettes
vibrantes dans un air vicié, derrière des brouillards de pluie diluvienne. Je
vois les incendies de ma conscience, je vois mon reflet.
Je suis la trace puante des libertés
d’antan.
Je suis le chemin tracé sous les fougères.
Je suis un Dieu pourvoyeur de génocides.
Je suis mécène de ma propre infortune.
Je suis la lente litanie que les vents
soufflent sur les illusions.
Je suis enchanteur et charlatan.
Je suis un homme moderne.